L'affaire dite de l'abattoir de Mauléon a secoué le monde paysan et les éleveurs en mars 2016.
Personne ne se réjouit de la souffrance des animaux. Chacun souhaite pouvoir donner toutes les garanties du respect du bien-être de l'animal, de la naissance jusqu'à ce moment ultime.
Si personne ne souhaite être confronté à la mort des animaux, des intervenants de qualité ont traité cette thématique sensible“Doit-on cesser de tuer des animaux pour se nourrir” lors d'une conférence en novembre dernier à Biarritz.
Les interventions de Jocelyne PORCHER, Véronique ZENONI et Mikel HIRRIBARREN ont été très complémentaires : La place de l’élevage, le bien être animal, la consommation de viande, autant de sujets qui se sont entrecroisés lors de la table ronde organisée par ELB, Idoki, BLE, EHLG et l’Inter Amap Pays Basque.
Nous avons choisi de reproduire l'article paru dans l'hebdomadaire paysan LABORARI (n°1181). Vous retrouverez ci dessous l’essentiel des propos de chacun.
Jocelyne Porcher, zootechnicienne, sociologue et directrice de recherche à l’INRA :
“Nous sommes dans un contexte actuel très critique envers l'élevage et les relations aux animaux, portée par des associations mais aussi largement relayé par les médias.
Cette critique n'est pas si récente. Dans les années 2005-2006, un rapport de la FAO, titré “L'Ombre portée de l'élevage” est très critique des impacts environnementaux de l'élevage sur la planète.
D'autres rapports européens critiquent aussi l'élevage au nom du traitement aux animaux. Ce sont les systèmes industriels et intensifiés qui sont en cause mais le mot utilisé est toujours “élevage”. Or ce dont il est question n'est justement pas d'élevage mais de la transformation industrielle de l'élevage, que j'appelle “productions animales”. Cette transformation s'est faite au milieu du 19e siècle avec la naissance du capitalisme industriel et le fait que la relation de travail des paysans à leurs animaux a été prise en main par l'industrie, par la science, par les banquiers.
Cela est passé par le biais d'une discipline que je connais bien : la zootechnie, la science de l'exploitation des machines animales. C'est alors qu'on transforme le statut de l'animal et qu'on dit que le but du travail avec des animaux, c'est de faire du profit. C'est à cette époque que, conceptuellement, cette relation de travail de l'éleveur avec l'animal est transformé du point de vue de son sens, du statut animal, du statut des paysans. (…)
Ce qui est caractéristique des productions animales, c'est que le travail avec les animaux est réduit à la seule rationalité productive, contrairement à l'élevage qui est un rapport historique de travail avec les animaux, rapport qui sert aussi à produire mais la première rationalité est ici le vivre ensemble, sur la durée. Ce sont deux mondes qui n'ont absolument rien à voir l'un avec l'autre. Aujourd'hui, la critique de l'élevage est celle des productions animales mais on ne fait pas de différence.
A partir de cette critique légitime des productions animales – que je fais moi aussi depuis 15 ans car ces systèmes industriels sont odieux, moralement insoutenables, économiquement inadmissibles – il y a une orientation vers la défense d'une agriculture sans élevage.
L'élevage apparaît aujourd'hui comme une calamité économique, écologique, morale du point de vue de la relation aux animaux. La critique des systèmes industriels n'est pas nouvelle, elle existe depuis 50 ans mais tout le monde s'en foutait, les médias aussi.
Pourquoi donc d'un seul coup, cela les intéresse ? Simplement parce que l'agriculture est en train de changer de main : on voit des multinationales prendre des milliers d'hectares de terre ; c'est la même chose pour l'élevage qui n'est plus assez profitable pour ceux qui en profitaient et pour d'autres. Il est donc en train d'être remplacé par des productions alimentaires plus rentables que l'élevage : par exemple des produits substitués à l'alimentation carnée, comme du poulet sans poulet, de la mayonnaise sans oeufs, du “steak” de soja et demain de la viande in vitro puisque des dizaines de chercheurs travaillent sur cela. Ceux qui y investissent le plus sont des multinationales comme Google, Facebook, des fonds d'investissement très puissants, bref ceux qui ont le plus d'argent sur la planète.
Tout cela est une remise en cause de la relation aux animaux domestiques. On est à un point de rupture anthropologique : on est en train de construire une agriculture sans élevage mais aussi une société sans animaux. La question “faut-il cesser de tuer des animaux pour se nourrir ?” renvoie pour moi à la question centrale de “veut-on vivre avec des animaux ou pas ?”. Mon analyse est que les associations comme L214 sont les agents inconscients de cette transformation.
En visant à changer nos comportements, elles font le service avant vente des produits que vont nous proposer les multinationales.
Avec une stratégie, très médiatique : pour démolir l'élevage, on va s'attaquer à ce qui est le plus difficile à comprendre pour tout le monde, c'est la mort des animaux.
Le discours est de dire que élevage et productions animales, c'est la même calamité, parce que l'on tue les animaux. Ils vont chercher le pire du pire et ils le trouvent.
Moi je travaille sur la mort des animaux depuis longtemps. Avec mes collègues, nous essayons de mettre en avant la relation morale des éleveurs avec leurs animaux car la critique de ces associations est supporté par un cadre théorique qui est “l'éthique animale” et qui prétend dire ce qu'est la morale de la relation aux animaux. Nous, on dit que ces gens n'ont pas le monopole de la morale aux animaux et on explique ce qu'elle est pour les éleveurs.
Donner la mort
Par ailleurs, on travaille aussi sur des pratiques de l'abattage des animaux. C'est sûr qu'il y a des problèmes dans les abattoirs, on le dit depuis longtemps, car les abattoirs sont les outils des productions animales et pas ceux de l'élevage.
Il y a bien un gros problème quand on élève bien les animaux : il n'y a pas d'outil cohérent pour bien les tuer. Du coup, je constate que de plus en plus d'éleveurs, surtout ceux qui vendent en direct, arrêtent d'envoyer les animaux à l'abattoir et tuent à la ferme de façon illégale. C'est un gros problème car l'éleveur risque de la prison et 15 à 20 000€ d'amende. C'est anormal que celui qui fait un boulot éthique et moral correspondant à ses valeurs et aux valeurs de ses clients risque la prison, alors que pendant ce temps la filière porcine massacre quotidiennement les cochons et démolit la santé morale des travailleurs en toute impunité. Ceux qui risquent la prison sont ceux qui essayent de faire du mieux du point de vue de la relation aux animaux, de la qualité des produits, de leur santé mentale.
On essaye de développer des abattoirs mobiles, qui sont des outils de reprise en main de la mort des animaux, dans les meilleures conditions possibles. Tuer un animal est de toute façon une violence mais on peut donner la mort de la façon la plus respectueuse possible et faire un fil de sens entre donner la vie et donner la mort”.
Véronique Zenoni, vétérinaire ostéopathe en Soule, formatrice en soins manuels et énergétiques pour les éleveurs :
“Je suis vétérinaire depuis 19 ans. En tant que vétérinaire, on est formé comme des techniciens. Ce qui m'a fait basculé, c'est de commencer l'ostéopathie en 2003 car quand on pose les mains sur les animaux, on a des sensations différentes, on a accès à leurs douleurs et à leurs émotions, on comprend comment l'animal vit son environnement, y compris humain.
Certains ont l'esprit éleveur : quand on vit suffisamment avec les animaux, on pense “animal”, on ne réfléchit pas, on fait des actes qui sont dans la bonne suite pour la vie de l'animal et pour la production. L'industrialisation de l'élevage fait que certains éleveurs n'ont plus ce sens de l'animal. Le but de mes interventions est de recréer ce lien. Depuis cinq ans, je forme des éleveurs à mettre leurs mains sur l'animal. Pour comprendre un animal et ce qu'il vit, il faut faire preuve d'empathie, de compassion et d'amour. Ces sentiments ne sont pas à sens unique.
Les animaux d'élevage ont aussi des liens d'empathie, de compassion et d'amour pour leur éleveur, tout en sachant très bien que leur destinée, c'est la mort au service de l'éleveur.
Liens réciproques
Cela peut être plus ou moins bien acceptée, si on est correctement soigné, qu'on a accès à de l'espace, à du lien avec l'humain.
Longtemps, en Pays Basque, les animaux vivaient dans la même maison que le paysan, on sortait de la cuisine et on entrait dans l'étable. Je vois des vaches en stabu qui sont en manque de contact avec l'éleveur et des vaches qui peuvent être attachées en étable plusieurs mois de l'année mais qui vont avoir un contact physique quotidien avec l'éleveur, ce qui est apaisant pour l'animal.
A quel point peut aller cette relation entre humain et animal ?
Quand on aime quelqu'un qui ne va pas bien, on ne va pas bien : on peut avoir des pathologies de troupeau en rapport avec le contexte humain qui est autour. Je dis aux éleveurs que s'ils veulent que leur troupeau aille bien, ils doivent prendre soin d'eux-mêmes, ce sera un facteur de santé pour le troupeau. J'ai vu des cas de troubles métaboliques sur des troupeaux laitiers, à répétition, malgré une alimentation bien calée, parce que l'éleveur est en préretraite et ne connaît pas le lendemain.
La vache fait son veau et n'arrive pas à se projeter dans l'avenir, du coup on a des maladies métaboliques, l'animal n'arrive plus à profiter. J'ai vu des agneaux broutards qui stoppaient leur croissance parce que leur éleveur ne profitait plus de la vie. On a eu une discussion avec l'éleveur sur ce sujet, on n'a rien changé à l'alimentation des animaux et ils ont récupéré leur croissance.
Cela peut paraître étonnant mais il y a un lien affectif très important entre les animaux d'élevage et leur éleveur. Cela peut être presque tabou, en effet il y a un regard sociétal sur les éleveurs qui estime que ce n'est pas normal d'amener ses animaux à l'abattoir si on les aime. Cela peut être vécu de façon très difficile pour l'éleveur et cela va impacter l'animal. Si l'éleveur est dans une conduite d'élevage où les choses ont un sens pour lui, cela fait sens aussi pour l'animal. Je connais une éleveuse de vache qui, chaque fois qu'elle devait amener une vache à l'abattoir, avait des accidents, des animaux qui se fracturaient, montaient à 40°C de température. Je vois des éleveurs ovins, qui sont exécrables avec leur entourage les jours qui précèdent l'envoi à l'abattoir des agneaux. Il y a la possibilité de rituels par les paysans pour la préparation à la mort, pour eux et les animaux : par exemple, dans les jours qui précèdent, prévenir les mamans que les petits vont partir. L'animal va alors mettre en place toute une stratégie pour profiter de ces instants et se préparer à la séparation. L'animal, en toute conscience, sait qu'il est là pour donner son lait à l'éleveur, pour lui donner son agneau. Il y a des éleveurs qui mettent en place des rituels de remerciements de leurs animaux avant de les emmener à l'abattoir. Ce que cela change, c'est que l'animal va être chargé calmement et va partir calmement. Il y a des éleveurs qui ne vont pas amener l'animal la veille mais qui vont se lever en pleine nuit pour le charger et l'emmener au dernier moment. Du coup, il y a une différence de la qualité organoleptique de la viande quand les animaux ont été accompagnés en ce sens.
Faire au mieux
Effectivement, je valide l'envoi des animaux à la mort : pour moi l'important est de le faire en conscience si on a à le faire.(...) En tant que mangeur, il faut que l'on sache à qui on achète et comment les animaux ont été élevés car tous ne vivent pas une relation de cette qualité avec les humains qui les entourent. Il faut aussi revoir notre consommation de viande à la baisse car il y a un déséquilibre planétaire : si du soja a été intégré dans la ration, il peut venir d'Amérique du sud, avec de la déforestation et du déplacement de population. Ce que l'on met dans le panier a un impact global sur toute la Terre. Aussi bien en mangeant de l'animal que du végétal, car les deux sont du vivants. (...) Notre responsabilité est de faire les choses au mieux, de collaborer avec le règne animal comme le règne végétal.”
Mikel HIRIBARREN, éleveur à Itxassou et secrétaire général de la Confédération Paysanne.
“Nous paysans, nous devons assurer le bien-être animal. Lorsque l’on parle de bien être animal, on se limite à l’amélioration des aspects règlementaires, pour agrandir les cages des poules, pour élever les veaux par petits lots, etc… Toutes ces mesures ne règleront pas le problème.
Notre plus grand malheur est de voir le modèle d’élevage industriel s’étendre dans nos régions.
Les animaux sont les uns sur les autres, confinés à l’intérieur, en masse, en système concentrationnaire, élevés en moins de jours possible, sans pouvoir bouger, pour produire des quantités et ainsi réaliser un maximum de profit sur les marchés, il faut produire au moins cher et il faut maintenir les prix au plus bas. Ce système nuit à notre agriculture et c’est désastreux pour la santé des animaux.
Quelques citoyens étendent la critique de ce mode d’élevage industriel à l’ensemble des élevages, mettant tout le monde dans le même sac. Nous souhaitons leur faire connaître nos modes d’élevage alternatifs, qui ont des incidences positives sur la société, sur la terre et le climat. Il faut raisonner autrement.
Les opposants à l’agriculture industrielle et les opposants à toute forme d’élevage se rejoignent dans leur lutte. Ces amalgames nous font énormément de mal. L’agriculture paysanne et durable répond aux attentes sociétales et au bien être animal. Nous avons démontré que nous savons soigner nos animaux parce que nous avons maintenu le lien avec nos animaux. Nous vivons avec nous animaux, nous les voyons naître, nous les aider à vivre jusqu’à ce moment ultime qu’est la mort. Ce moment reste morne.
Malgré l’application de la règlementation européenne, nous avons vu en Autriche que l’abattage à la ferme est possible. Cela montre qu’il est possible d’adapter la loi. Au-delà de cette revendication, nous souhaitons le maintien des abattoirs de proximité partout ».